On a beau s’y attendre, la mort d’un être qui nous est cher est toujours attristante. Même si elle a bien et très longtemps vécu, la personne disparue laisse soudain un vide que rien ne semble pouvoir combler. C’est le sentiment que j’ai eu en apprenant le décès, le 19 août dernier à l’âge de 95 ans, de l’obstétricien Michel Odent. Dire que j’appréciais et admirais ce grand monsieur de la médecine, pionnier de l’humanisation de la naissance, serait réduire l’immense respect qu’il m’inspirait.
Avec le Dr Ryke Geerd Hamer, il restera probablement la personnalité dont les travaux et les écrits m’auront le plus marqué durant mon parcours de journaliste. Et dans l’histoire de la revue Néosanté, il restera sans doute l’un de ses plus prestigieux contributeurs. À plusieurs reprises, Michel Odent nous avait en effet offert des textes ou nous avait autorisé à en reproduire dans le mensuel ou sur notre site. Il suivait nos tribulations éditoriales avec sympathie et nous encourageait dans les difficultés.
Non sans étonnement et fierté, j’avais ensuite découvert qu’il lisait fidèlement mon infolettre hebdomadaire. Régulièrement, il réagissait à mes propos et m’envoyait ses commentaires, parfois critiques mais toujours amicaux et bienveillants. Michel Odent n’était pas seulement un savant exceptionnel qui aurait mille fois mérité le Prix Nobel. C’était également un homme charmant muni de qualités humaines peu communes. Aussi me dois-je de saluer son départ par un article d’hommage retraçant succinctement sa vie et son œuvre.
La révolution du « bien-naître »
Né dans l’Oise en 1930, Michel Odent s’est d’abord formé en chirurgie générale, avant de se spécialiser en obstétrique. Cet ancrage chirurgical lui donnera une légitimité particulière, dans un milieu médical alors peu enclin à remettre en question ses pratiques standardisées. Dans les années 60, il est nommé chef de service à l’hôpital de Pithiviers, une petite ville du Loiret. C’est là que sa carrière prend un tournant décisif. Loin des grandes maternités universitaires, il jouit dans cet établissement provincial d’une large liberté d’action. Il y développe une approche expérimentale de l’accouchement, centrée sur la femme et son ressenti plutôt que sur la technicité.
Comme il l’a raconté lui-même dans Néosanté, l’époque est alors à la contestation tous azimuts. Début des années 70, Ivan Illich publie son réquisitoire Némésis Médicale contre la médicalisation outrancière, les premières critiques contre l’obstétrique moderne fleurissent en Californie et le gynécologue-obstétricien Frédérick Leboyer publie son retentissant plaidoyer Pour une naissance sans violence. Ce best-seller vire au phénomène sociologique et des milliers de Françaises se mettent en quête de lieux ouverts aux idées de Leboyer. Celui-ci visite la maternité de Pithiviers en 1975 et se lie aussitôt d’amitié avec Michel Odent, dont il devient en quelque sorte le mentor.
Sous la direction du premier, l’hôpital provincial était déjà devenu un laboratoire d’innovations sans équivalent. Le Dr Odent avait créé ce qu’il appelait des « salles de naissances naturelles » conçues pour rassurer les femmes et leur offrir un environnement intime. Lumière tamisée, décor chaleureux, absence de machines et de monitoring envahissant, présence discrète des soignants : l’objectif était de favoriser la sécrétion des hormones propices au bon déroulement de l’accouchement, en particulier l’ocytocine dont Michel Odent deviendra sans doute le meilleur connaisseur et à laquelle il a consacré l’un de ses nombreux livres. Le premier de ses ouvrages, intitulé Bien Naître et sorti en 1976, initie une véritable révolution des mentalités et des habitudes obstétricales.
Retour à la physiologie, priorité à l’instinct
C’est que l’ami et l’émule de Leboyer n’a pas seulement restreint la médicalisation de l’accouchement : il lui a rendu son caractère naturel et instinctif que la médecine mécaniste et interventionniste avait fait disparaître. Parmi les innovations introduites à Pithiviers, citons par exemple la liberté de mouvement de la parturiente. À une époque où la position allongée sur le dos et les pieds dans les étriers était la norme, Odent autorise les femmes à « mettre bas » instinctivement dans une position beaucoup plus physiologique : debout, assise ou à quatre pattes. C’est moins commode pour l’accoucheur mais beaucoup plus confortable pour l’accouchée !
Mentionnons aussi l’usage du bain chaud et la possibilité d’accoucher dans l’eau. Plongé dans une baignoire, le corps est plus détendu, les contractions sont moins douloureuses et la dilatation du col utérin s’effectue plus facilement. Accueilli dans un milieu aquatique, le nouveau-né passe en douceur du liquide amniotique à son nouvel environnement aérien. Considérées comme excentriques dans les années 70, ces pratiques s’appuyaient pourtant sur des observations rigoureusement scientifiques. Odent considérait que l’intervention médicale devait être réduite au minimum afin de laisser le corps féminin exprimer son intelligence biologique.
Aujourd’hui, l’accouchement dans l’eau demeure encore marginal. Mais quelle maternité ne possède pas de nos jours sa salle de « naissance nature » dotée d’une baignoire préparatoire et de mobilier (canapés, banquettes…) et équipements (ballons, lianes…) favorisant la liberté de posture ? Il y a une trentaine d’années, la mère de mes trois filles leur a donné naissance à la clinique de Braine-L’alleud, seul établissement de Belgique francophone offrant alors la possibilité d’accoucher selon les principes définis par Odent et Leboyer. Aujourd’hui, ma progéniture a l’embarras du choix car chaque maternité, ou presque, possède son « cocon » humanisé et sécurisant. Je pense que la belle santé physique et mentale de mes trois enfants découle en bonne partie de leur venue au monde « différente ». Alors que le premier accouchement s’était compliqué et avait nécessité l’usage de la ventouse, mon épouse a pourtant persisté dans le refus de l’anesthésie péridurale pour les deux suivants : c’est dire si la magie de ce havre de sérénité avait opéré !
Focus sur la santé primale et le futur de l’espèce
Ça ne signifie pas que la révolution est accomplie et que les « heureux événements » se déroulent désormais à l’abri de l’obstétrique barbare et brutalisante. Il y a maintenant un an et demi, ma fille aînée a été harcelée par deux gynécologues et une sage-femme pour déclencher artificiellement l’accouchement de mon premier petit-fils, sous le prétexte abusif d’une possible souffrance fœtale en raison du retard sur la date prévue. Résultat : les contractions ont été plus violentes et la délivrance a été longue et pénible. J’ai été choqué en visitant la jeune mère, très éprouvée, le lendemain de ce calvaire. Avec les césariennes de commodité – auxquelles Michel Odent a également consacré un ouvrage révolté -, le déclenchement des accouchements par ocytocine synthétique est une pratique antinaturelle toujours trop incrustée dans les maternités.
S’il reste encore des progrès à faire dans l’art d’accoucher, il demeure aussi un fabuleux héritage « odentien » à exploiter, celui relatif à la santé primale, période allant de la conception au premier anniversaire. En 1985, Michel Odent quitte la France et s’installe à Londres pour y fonder le Primal Health Research Centre, institut de référence dans l’étude des effets à long terme de la période périnatale. Pour l’auteur de Bien naître, l’ocytocine n’est pas uniquement une sécrétion orchestrant la procréation et régulant les contractions utérines. Cette « hormone de l’amour » produite par l’hypophyse conditionne également l’attachement mère-enfant après la naissance. Selon lui, la façon dont les humains naissent a de profondes et durables conséquences psychologiques et sociales.
Dans ses articles et ouvrages sur la santé primale, notamment L’amour scientifié (1999), il avance même qu’un accouchement traumatisant peut influencer la prévalence de certaines maladies chroniques et de certains troubles du comportement. Cette thèse avant-gardiste a depuis été validée par les recherches en neurosciences et en épigénétique. Entre autres effets secondaires d’un stress primal, les capacités d’empathie et de solidarité seraient moins développées chez les adultes ayant vécu ce mauvais départ dans la vie. Poursuivant ses recherches et élargissant ses réflexions, Michel Odent en était arrivé à la conclusion que la médicalisation de l’accouchement et l’industrialisation de la médecine en général risquaient carrément de compromettre la survie de l’Humanité !
L’humain, un mammifère marin ?
À mesure qu’il explorait la santé primale, Michel Odent avait donc adopté un point de vue radical : comme chez l’animal et à l’instar des sociétés primitives, il préconisait que la femme accouche solitairement, à domicile ou dans une maison de naissance, éventuellement accompagnée par d’autres femmes (doulas, sage-femmes), mais en dehors de toute présence masculine perturbant la production d’ocytocine. Il a ainsi inspiré de nombreuses femmes intrépides comme l’influenceuse suisse Ema Krusi, qui a accouché de son dernier enfant toute seule dans sa salle de bain ! Une fois le bébé né, il recommandait bien évidemment de laisser battre son cordon ombilical avant de le couper, de mettre immédiatement le nourrisson en contact « peau à peau » avec la maman et de lui présenter le sein sans autre délai.
En parfaite cohérence avec sa pensée scientifique, l’obstétricien-écrivain militait effectivement pour l’allaitement maternel. Dans les années 80, pendant mon service civil d’objecteur de conscience, j’ai activement contribué à la dénonciation du « scandale Nestlé » : avec d’autres multinationales du lait en poudre, cette firme immorale a persuadé des millions de femmes de recourir au biberon et a provoqué ainsi des ravages dans le Tiers-Monde en y décuplant la mortalité infantile. Je me souviens que mon ONG de coopération au développement s’était alliée sur ce dossier avec La Leche League, l’association internationale qui promeut l’allaitement maternel, et que Michel Odent lui apportait déjà son soutien plein et entier. Dans son testament, le médecin humaniste a confirmé son engagement pour cette cause puisqu’il a demandé qu’à ses funérailles, les fleurs et les couronnes soient remplacées par un don à La Leche League !
Depuis une dizaine d’années, l’infatigable chercheur s’était trouvé une nouvelle marotte scientifique : démontrer que l’Homme est un « mammifère marin » ayant longtemps séjourné dans la mer avant de regagner la terre ferme. Pour formuler sa théorie, il s’appuyait sur la physiologie humaine, sur d’étranges particularités anatomiques et sur les rapports physico-chimiques entretenus par Homo Sapiens avec la molécule H2O. Comme d’autres chercheurs, Odent était convaincu que l’eau recelait encore bien des mystères et que notre connexion avec cet élément promettait de nouvelles découvertes bouleversantes. Il exprime cette conviction dans son tout dernier livre Homo et la planète Océan, sorti en 2022.
Attention : sur la très sommaire page Wikipédia dédiée à Michel Odent, la bibliographie est loin d’être exhaustive. Si vous tapez son nom sur Amazon, vous verrez qu’il a écrit, cox§-écrit ou préfacé des dizaines d’autres ouvrages, sur des thématiques diverses et variées comme l’allaitement instinctif, l’éducation, la pollution par les plastiques ou la fonction spirituelle de l’orgasme. Si l’on ajoute les 64 études scientifiques où son nom apparaît sur PubMed, on mesure mieux l’ampleur de son œuvre et l’on ne s’étonne plus que cet auteur prolifique ait vécu presque un siècle.
Il y a dix semaines à peine, il a accordé une ultime interview au magazine Nexus. Son élocution n’était plus celle d’un jeune homme mais son esprit n’avait rien perdu en vivacité lors de cet entretien qui restera à jamais comme le dernier message – un message optimiste ! – adressé à la postérité par un grand sage. Mille mercis, cher Michel Odent, de vous être incarné au bon moment et d’avoir instruit des millions de futurs parents sur les enjeux de la naissance. Et bonne ascension vers les étoiles qui vous reconnaîtront à coup sûr comme l’une des leurs, parmi les plus lumineuses.
Yves Rasir
Merci Yves pour le lien vers l’interview de Michel Odent par Nexus. Cet homme s’exprime très bien et nous pouvons comprendre au final que les médias et magasines (classiques) auraient un rôle pédagogique à assurer sur ce sujet important, alors que depuis 1/2 siècle, ils font de la propagande qui influence les esprits au contraire dans un mauvais sens.
C’est une grande perte et nous le remercions d’avoir apporté sa précieuse contribution au savoir humain.
Comment se fait-il que ces vérités connues depuis les années 70 et reconnues aujourd’hui encore par une grande partie du corps médical ne soient toujours pas appliquées de façon systématique ou du moins proposées aux femmes qui vont accoucher ?