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Dans ma lettre du 6 juin dernier, je vous présentais la saisissante théorie développée par Denis Rancourt. Selon ce chercheur transdisciplinaire canadien, le statut socio-économique et le niveau de revenu des individus déterminent inéluctablement leur destin sanitaire ! À l’instar de toutes les espèces d’animaux sociaux (fourmis, abeilles, loups, singes…), la société humaine est en effet fondée sur un système de domination où la position occupée dans l’échelle sociale conditionne étroitement la longévité et la résistance aux maladies. Les plus nantis vivent plus longtemps et en meilleure santé que les moins privilégiés. C’est profondément injuste mais cela procure un avantage évolutif aux structures les plus hiérarchisée, lesquelles ont plus de chances de subsister sans être renversées.

C’est pourquoi, d’après Denis Rancourt, les élites dominantes s’ingénient à perpétuer les inégalités. Pour les classes aisées détenant le pouvoir, il est important d’avoir un prolétariat à exploiter, qui s’use au travail et qui ne s’attarde pas trop sur terre. Selon cette vision évolutionniste, les masses laborieuses sont maintenues dans un état de vulnérabilité qui les prédispose aux pathologies chroniques et aux décès prématurés. Comment les rendre vulnérables ? En les stressant. Pour le scientifique canadien, c’est effectivement le stress qui constitue le principal facteur causal des maladies, loin devant les toxines environnementales et la mauvaise hygiène de vie. Et comment mieux stresser quelqu’un qu’en le privant de sommeil et en l’obligeant à travailler la nuit ?

Des conséquences négatives multiples

S’il y a bien une tendance sociétale qui donne raison à Denis Rancourt, c’est celle-là : alors qu’il est clairement un mammifère diurne conçu pour vivre et s’activer le jour, l’être humain est de plus en plus astreint au travail nocturne. Avant l’ère industrielle, les catégories professionnelles obligées de veiller pour bosser étaient rarissimes. Aujourd’hui, on ne compte plus les secteurs d’activité réclamant cette « flexibilité » horaire. Certes, le temps de travail global diminue depuis un siècle. Les salariés passent moins de temps qu’avant à l’usine ou au bureau. Mais les heures consacrées à boulonner au lieu de dormir sont en augmentation constante.

Selon Santé Publique France, le nombre de travailleurs de nuit (habituels et occasionnels) a explosé entre 1982 et 2015, passant de 3,67 millions à 4,37 millions. Si la crise du covid a quelque peu ralenti le phénomène, la quantité d’activités exercées entre 21h et 6h est repartie à la hausse depuis trois ans. Aujourd’hui, le travail de nuit concerne 11,1 % des actifs en France. Près de 15 % des Français et environ 7 % des Françaises qui ont un emploi sont contraints d’aller trimer quand il fait noir dehors. Ce n’est pas anodin car l’être humain est soumis au rythme circadien, c’est-à-dire à son horloge biologique interne. Or ce cycle de 24 heures régule de très nombreux processus physiologiques essentiels à la santé et au bien-être.

Le travail de nuit désorganise profondément l’organisme. Le sommeil de jour est non seulement plus court, mais aussi moins réparateur, ce qui provoque une dette de sommeil chronique. La désynchronisation perturbe également la température corporelle et la production d’hormones, ce qui favorise les troubles métaboliques : tour de taille accru, anomalies de la glycémie, excès de triglycérides ou baisse du « bon » cholestérol. Ceci expliquant cela, les travailleurs nocturnes sont plus à risque de diabète et d’obésité, de maladies cardiovasculaires, d’AVC, de cancers et de troubles psychiques comme l’anxiété et la dépression. En raison de la fatigue accumulée et d’une vigilance affaiblie, les accidents de travail sont de surcroît plus fréquents la nuit. Bref, il est indéniable que le travail de nuit nuit gravement à la santé.

Les rythmes protéiques profondément altérés

C’est particulièrement vrai pour ce qui est du fonctionnement pancréatique. L’année dernière, des universitaires américains ont publié une étude expliquant comment le travail nocturne faisait le lit du diabète de type 2. Les scientifiques ont demandé à des volontaires de travailler en rotation durant trois jours, c’est-à-dire d’alterner du travail en journée ou durant la nuit. Cette expérience a été menée dans des conditions de laboratoire, afin que les chercheurs puissent mesurer les rythmes biologiques des participants sans que des événements extérieurs ne viennent interférer.

Des échantillons de sang ont été prélevés à intervalles réguliers tout au long de l’expérimentation et ont été analysés pour identifier les protéines présentes dans les cellules immunitaires sanguines. Ces protéines suivent des rythmes biologiques qui sont synchronisés avec l’horloge interne et c’est comme ça qu’elles régulent de nombreux phénomènes physiologiques. Résultat ? Les protéines régulant la glycémie ont vu leur rythme s’inverser presque complètement chez les volontaires travaillant la nuit. Les expérimentateurs ont également constaté que les mécanismes impliqués dans la production d’insuline dans le pancréas, qui agissent normalement de concert pour maintenir les niveaux de glucose dans une fourchette optimale, n’étaient plus synchronisés chez les participants.

Les auteurs de l’étude pensent que ce phénomène est lié au fait que la production d’insuline fluctue en fonction des repas mais aussi des rythmes circadiens. Durant la nuit, l’organisme réduit naturellement sa sensibilité à l’insuline, ce qui permet une stabilisation du taux de glucose dans le sang en l’absence d’apport alimentaire. Cette adaptation évite une diminution anormale de la glycémie. Travailler de nuit vient perturber cet équilibre et bouleverser les cycles protéiques gouvernant le métabolisme. Pas étonnant que l’incidence du diabète suive une courbe ascendante parfaitement parallèle à celle du recours au travail nocturne : ce dernier est une véritable fabrique de diabétiques !

Les infirmières le paient cher

Certains métiers sont particulièrement exposés au fléau. Selon la DARES (Direction de L’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques) , 27,6 % des personnes employées dans l’agroalimentaire travaillent au moins une fois de nuit sur une période de quatre semaines, 26,6 % dans les transports et l’entreposage, 19,2 % dans le secteur hospitalier et 17,9 % dans l’hébergement-restauration. La réglementation française impose un maximum de 8 heures de travail nocturne par jour (hors accords collectifs) et un maximum de 40 heures/semaine calculées sur trois mois. Mais de l’avis des spécialistes, ces seuils sont très insuffisants pour prévenir les effets néfastes des horaires décalés.

Comme je l’avais souligné dans ma lettre du 22 avril 2020, les blouses blanches figurent parmi les travailleurs de nuit les plus mal lotis. Parue en 2015 dans l’American Journal of Preventive Medicineune étude épidémiologique menée auprès de 75 000 infirmières en a apporté la démonstration. Elle révèle que le fait de travailler au moins trois nuits par mois pendant plus de cinq ans augmente la mortalité toutes causes confondues de 11 % ! Chez celles qui ont tenu ce rythme pendant 6 à 14 ans, la mortalité liée à des maladies cardiovasculaires est augmentée de 19 %, et de 23 % pour celles qui « font des nuits » depuis plus de 15 ans.

Une corrélation a également été établie pour le cancer du poumon : au-delà de 15 ans de travail nocturne, le risque de mourir précocement de ce type de pathologie cancéreuse est 25 % plus élevé. Explication ? Le manque de sommeil et la perturbation du rythme circadien influent négativement sur le système immunitaire et favorisent en conséquence le processus tumoral. C’est probablement parce qu’il a longtemps manqué de repos réparateur que le personnel hospitalier meurt souvent avant l’heure. À mon avis, il ne faut pas chercher plus loin la principale raison de la pénurie d’infirmiers et infirmières. Les risques de ce métier pour la santé ne sont plus un secret et les jeunes générations ne sont plus prêtes à sacrifier leur vie pour embrasser la carrière de soignant(e) corvéable à merci. Selon un récent sondage belge, une blouse blanche sur deux choisirait une autre orientation si c’était à refaire !

Comment se prémunir des effets délétères

La plus sûre façon de se préserver des méfaits du travail nocturne, c’est évidemment d’opter pour un job exclusivement diurne. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire puisque la caste dominante s’arrange pour saccager progressivement cette liberté. En Belgique, par exemple, le gouvernement de centre-droit vient de supprimer un droit acquis de haute lutte, à savoir les allocations de chômage illimitées dans le temps. Dorénavant, les chômeurs de longue durée ne pourront plus refuser une offre d’emploi, sous peine de voir leurs indemnités sévèrement rabotées ou de les perdre au bout de deux ans de désœuvrement. Il va de soi que les employeurs les plus exigeants vont bénéficier du nouveau système.

Le choix de travailler en journée est d’autant plus menacé que le rouleau compresseur mondialiste impose des horaires flexibles. Un petit commerce ou une grande surface physique, ça ferme boutique au crépuscule. Un magasin virtuel géant comme Amazon ou Ali Baba, ça doit rester ouvert non-stop. Idem pour les grandes industries, le secteur logistique, le transport aérien, et tutti quanti. De nos jours, ce ne sont plus seulement les boulangeries, les commissariats ou les hôpitaux qui bourdonnent la nuit : les ruches nocturnes humaines ne cessent de se multiplier sous prétexte de compétitivité. Bien que le patronat se tire ainsi une balle dans le pied – les burn-out et les maladies de longue durée explosent – le train fou du capitalisme débridé persiste à écraser les conquêtes sociales et à tenir éveillés un nombre croissant de travailleurs.

Dès lors que le travail de nuit devient une obligation ou une nécessité, il est cependant possible d’en limiter les effets néfastes. La stratégie prioritaire consiste à s’assurer chaque jour un sommeil de quatre heures minimum le matin, tranche de repos qui sera idéalement complétée par une sieste en fin d’après-midi. Ces deux phases de récupération doivent se dérouler dans un environnement calme, obscur et isolé du bruit. L’obscurité est cruciale car c’est elle qui va permettre au cerveau de « rebrancher » l’horloge circadienne. Entre les deux plages de sommeil, il est également recommandé de pratiquer une activité physique régulière. Celle-ci améliorera le sommeil tout en régulant le métabolisme et en limitant les risques cardiovasculaires. Des techniques de relaxation ou de respiration, la cohérence cardiaque notamment, peuvent aider les travailleurs à mieux récupérer. Sous surveillance médicale, une complémentation en mélatonine peut aussi aider à réguler le cycle veille-sommeil et à mieux supporter les horaires décalés.

Last but not least, il est primordial que le temps d’éveil se vive le plus possible dans la lumière naturelle. Comme je l’ai récemment écrit dans mes articles sur le rayonnement solaire, celui-ci est un spectre complet allant des infrarouges aux ultraviolets. Chaque longueur d’ondes comble un besoinen agissant photochimiquement au plus profond de nos cellules. Dans nos sociétés modernes, nous sommes exposés excessivement à la lumière bleue artificielle – celle émise par les écrans et par l’éclairage LED – tandis que la lumière jaune et rouge nous fait cruellement défaut. Pour résorber ce déficit, il convient de contempler souvent et longuement le lever et le coucher de soleil. C’est en effet à l’aube et à la tombée du jour que ce type de rayons lumineux prévaut. Si ce n’est pas à votre portée, les lampes et saunas infrarouges sont des alternatives intéressantes. Personnellement, je ne termine pas une longue journée hivernale de travail sur ordinateur sans faire un bref passage dans ma cabine infrarouge : je sens bien que cela m’apaise et que mon sommeil en bénéficie. Aux États-Unis, la « red light therapy » suscite beaucoup d’engouement et ses multiples vertus sont maintenant bien reconnues. Pour les travailleurs de nuit, la couleur rouge est une alliée de santé toute désignée.

Yves Rasir

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